[nouvelle historique] "Cécile" (1e partie)

CECILE
par Andromède/Emmanuelle Brioul. ( © )
nouvelle originale, écrite pour ma grande amie Gabrielle, publiée dans
l'Anthologie Plume à la Main n°2

A Cécile, que je n’ai pas l’habitude d’appeler comme ça, mais qui se reconnaîtra ;)

On l’avait trouvée, âgée de douze ans à peine, hurlant de terreur, agenouillée sur le trottoir, près d’un panier d’osier.

 

Ce panier était renversé au milieu d’un tas de cendres, ces cendres frémissaient près d’une flaque de sang, cette flaque de sang s’étalait autour d’un cadavre de femme, ce cadavre de femme gisait sur le pavé d’une rue de Lewarde.

 

La scène avait dû se passer dans l’absence totale de public. Le rideau rouge avait déjà eu le temps de tomber lorsque les premiers témoins étaient arrivés : le flot écarlate jaillissant de la poitrine de la morte avait coulé jusqu’au caniveau, jusqu’au panier. Jusqu’à sa fille.

On était venu saisir la pauvrette, la relever, lui essuyer rapidement ses jambes peinturlurées du sang de sa mère, la supplier d’arrêter de pleurer si fort, car Ils pourraient revenir.

 

Qui ça, Ils ? Ceux qui avaient tué sa mère. Ceux sur lesquels on n'avait pas besoin de se poser de questions, parce qu’ils faisaient justement en sorte de faire passer l’envie de s’en poser.

 

En 1942, à Lewarde, ville minière du Nord de La France, en plein cœur de la zone annexée par l’Allemagne Nazie, « Ils », c’étaient les soldats venus de l’autre côté du Rhin.

L’uniforme kaki, les galons cousus bien droit, le fusil méchant et le ventre rempli du fruit du travail des habitants de la région, les Allemands étaient partout. A chaque coin de rue, à chaque coin de champs, à chaque coin de vie.

 

En réalité, il y aurait eu bien des questions à se poser, sur la mort de cette femme. Mais sur le coup, ça avait été tellement plus facile de se précipiter sur l’enfant qui criait pour la faire taire d’abord, et la rassurer ensuite. On prit le béret de sa mère, on le lui fourra dans les mains en guise de dernier souvenir, et on l’emmena.

 

Cela avait servi de cérémonie d’adieu. Pas de questions. Mais par la suite, dans le secret de leur âme, au fond de la mine, au bout du coron, les mains occupées au travail, les gens n’avaient pu s’empêcher d’essayer de reconstituer le puzzle de la mort de cette femme. Ca n’était pas si compliqué, pour ceux qui avaient pris le temps d’observer quelques secondes.

 

Le petit béret qu’elle portait, et qu’on avait donné à sa fille, était rouge. Cela ne signifiait rien en soi, mais avait dû être largement suffisant pour la faire remarquer des Alboches, qui avaient la hantise du communiste presque aussi tenace que celle du Juif. Elle n’avait sûrement fait que passer devant eux, baissant le nez derrière le col de son manteau gris, et serrant plus fort la main de sa gamine. Les soldats les auraient alors suivies, méfiants, la mitrailleuse passant doucement, sous leur bras, de la verticale à l’horizontale.

Et puis ensuite… ?

Plus rien n’était sûr. Peut-être la fillette s’était-elle retournée brusquement en entendant le bruit des bottes cloutées dans son ombre, un petit cri d’angoisse s’échappant de sa gorge ? Peut-être que cela avait surpris les chiens pur pedigree, et que leurs doigts avaient mordu la gâchette par réflexe ?

 

Ceux qui avaient pris le temps d’observer plus que quelques secondes pouvaient peut-être nuancer cette vision simpliste des choses.

Les cendres qui finissaient de brûler près du cadavre, lorsqu’on l’avait découvert, étaient les restes de ce qu’avait contenu le panier. Des carrés de tissu blanc. Sans doute des nappes, des serviettes, des mouchoirs, que cette femme avait dû confectionner elle-même, à la main, afin de les vendre et de gagner un peu d’argent pour nourrir sa fille…

 

Un coin. Un coin de ces friperies de fantôme seulement avait survécu au bûcher. Et il n’était pas orné de dentelles, mais de chiffres, brodés sous son ourlet à gros points de fil noir.

 

Peut-être, oui. Peut-être que les Allemands l’avaient tuée, celle-là, parce qu’elle était suspecte, parce qu’elle tenait la chair de sa chair d’une main, et des codes secrets de l’autre, qu’elle transportait pour des réseaux de Résistance. Peut-être même était-elle F.F.I. elle-même.

Alors voilà, la femme au panier était morte. Mais sa petite larve, que l’on avait trouvée près d’elle, dégoulinante de larmes, de morve et de ce sang qui n’était pas le sien ? Les soldats ne l’avaient pas tuée, préférant sans doute la laisser agoniser de chagrin, là, à côté du corps de sa mère.

Pour faire sentir aux Français que, bientôt, leur patrie ne ressemblerait plus qu’à ça.

 

Une femme sacrifiée, privée de son bonnet rouge, symbole de liberté, observant de ses yeux morts son enfant, son peuple, en train de crier sa douleur à un monde qui restait sourd, qui faisait semblant de ne pas comprendre.

 

Qui ne pouvait rien faire.

 

XxX

 

Deux heures plus tard, à peine, dans le sous-sol d’un café du centre, entre les bouteilles de vins et éclairés par une ampoule fatiguée, trois hommes étaient assis dans la poussière et discutaient avec animation.

 

-Puisque je vous dis qu’ils l’ont tuée ! grognait celui qui semblait le moins jeune. Je l’ai vue de mes yeux, dans la rue d’Erchin ! Ils l’emmenaient à la fosse commune pour l’enterrer sans histoires.

 

Les deux autres baissèrent le nez.

 

-Cécile est morte… murmura le moins vieux, cette fois-ci, avec des larmes dans la voix.

 

C’était un jeune homme d’une vingtaine d’années, beau, blond, flottant dans une chemise sale et un pantalon de toile brune retenu par une paire de bretelles. Il avait ôté sa casquette de livreur en prononçant le nom de la défunte.

 

-Oui, elle est morte. Pour nous, pour le pays. Alors ne pleure pas trop, c’était ce qu’elle avait choisi.

 

-Oui, mais même ! Je l’aimais beaucoup, moi, Cécile. ‘Me demande pas de ne pas pleurer.

 

-Jean, on la pleurera plus tard, je te le promets, interrompit le troisième, celui qui n’avait pas encore parlé. Pour l’instant il y a plus urgent : Cécile transportait les coordonnées du prochain parachutage de matériel que doit nous envoyer Londres, et qui est pour très bientôt. Si on ne récupère pas ces informations, le colis arrivera sans personne à la réception, et il sera perdu. Ou pire : ce sont les Boches qui tomberont dessus. Nous avons besoin de ces trucs. Henri, Jean… Bougez-vous ! Bougeons-nous !

 

-Facile à dire ! répliqua celui qui semblait se nommer Henri. Les deux Boches qui ont descendu Cécile ont aussi brûlé les codes ! Pas fous, ces enfoirés !

 

-En fait, elle a eu de la chance, Cécile, si on y regarde bien… marmonna Jean. Elle aurait pu tomber sur plus méchants que des soldats… La Gestapo, qui ne l’aurait pas interrogée doucement… Ou les SS, qui auraient fait pire encore…

 

-Ouais… Mais par extension, nous aussi on a eu de la chance, min 'tiot. Ces coordonnées d’atterrissage, plus personne ne les a, maintenant. Ni nous, ni les Boches.

 

-Bref, on n’est pas dans la merde, grogna le troisième, qui s’appelait Marceau.

 

Ils restèrent silencieux quelques minutes, plongés dans leur marasme, leur chagrin, leurs réflexions. Le pessimisme latent dans lequel ils vivaient depuis le début cette guerre, depuis qu’ils avaient tous les trois fait le choix d’entrer dans la Résistance, de devenir des clandestins, des hors-la-loi, refaisait douloureusement surface.

Chaque jour, la France perdait des enfants, l’humanité perdait des vies. Chaque jour, ils perdaient un ami. Chaque jour, la petite lueur d’espoir qui les faisait avancer perdait un peu plus d’intensité, comme cette ampoule qui grésillait au-dessus de leurs têtes, et qui n’allait pas tarder à s’éteindre.

 

-Et Aglaé ? finit par demander Jean en se tournant vers Henri, celui qui avait rapporté la nouvelle.

 

-Aglaé, qui ça ?

 

-La gamine de Cécile. Elle a eu douze ans la semaine dernière. Qu’est-ce qu’elle va devenir ?

 

-Bah, dit Henri, elle va rester avec son père, je suppose…

 

-Son père est en Angleterre, pépé, avec de Gaulle ! Je doute qu’il risque le voyage en sens inverse pour venir chercher sa fille !

 

-Autrement dit, ajouta Marceau d’un air sombre, elle peut se considérer comme orpheline. Du moins jusqu’à la fin de la guerre…

 

-Oui, mais raison de plus pour ne pas la laisser toute seule ! Henri, qu’est-ce qu’on a fait d’Aglaé ?

 

Jean avait toujours eu une belle voix, claire comme une pluie d’été, et rien, depuis le rude accent du Nord, jusqu’à l’amertume qui lui serrait la gorge depuis le début du conflit, n’avait jamais réussi à lui faire perdre sa musicalité.

Le vieil Henri, qui en avait vu d’autres, et qui ne se laissait pas facilement émouvoir, se tourna vers son cadet. Le ton harmonieux du jeune homme, aux finales douces et chantantes, associé à la douleur qui débordait de ses yeux en perles salées…Tout cela eut raison de l’indifférence du vétéran.

 

-On l’a emmenée tout de suite après, ton Aglaé… Apparemment, les Boches ont tué sa mère sous ses yeux… Et les gens ont dû penser que quitte à avoir un cadavre sur leur trottoir, autant que ce soit un cadavre silencieux. Pour ce que j’ai pu voir, on lui a balancé le capiot de Cécile à la figure pour qu’elle pleure dedans, et on l’a entraînée loin de là.

 

Jean s’était redressé. Se levant à moitié de la marche de pierre où il était assis, il ouvrit la bouche, s’apprêtant à demander davantage d’explications. Mais soudain, ses paroles semblèrent s’arrêter en chemin. Le seul son qui sortit de ses lèvres fut une espèce de monosyllabe étranglé.

Ses yeux s’écarquillèrent, ses sourcils se soulevèrent démesurément, comme si le jeune résistant venait d’apercevoir quelque chose de nouveau derrière les silhouettes d’Henri et Marceau.

 

-Jean ? risqua ce dernier, après quelques secondes de silence.

 

-Quelque chose ne va pas ? demanda Henri.

 

Le jeune homme sembla se ressaisir. Il secoua imperceptiblement la tête, et se laissa retomber de nouveau en position assise. Les coudes appuyés sur ses genoux, les mains pendantes et la tête baissée, il semblait plongé dans une lutte avec ses propres pensées.

Courant dans les recoins de sa mémoire pour saisir le bout d’un souvenir, qu’il aurait voulu retrouver dans son intégralité, mais qui se dérobait à chaque fois.

 

-Jean, qu’est ce que tu as ? réponds, min 'tiot ! insista le vieux Chti.

 

-Cécile… C’est toujours moi qui lui servais d’assistant, pour transmettre ce qu’elle savait entre les villages… Et une fois… c’était entre Bugnicourt et Erchin, je m’en souviens bien… Une patrouille de miliciens venait vers nous… Elle m’a filé son bonnet… Le putain de béret rouge qu’elle porte toujours… Et elle m’a dit de filer par les champs et de retrouver notre contact… qu’elle se débrouillerait avec ces connards de collabos…

 

Les deux autres F.F.I. froncèrent les sourcils. Le gamin ne semblait pas particulièrement sujet au délire fiévreux. Ses mains tremblaient, mais ses yeux étaient sérieux. Où donc voulait-il en venir ?

 

-J’ai obéi, j’ai cavalé jusqu’au village, et j’ai retrouvé Legage, le gars à qui on était chargés de livrer la dernière partie des infos d’Angleterre… Des coordonnés d’atterrissage, encore une fois… Quand je suis tombé sur lui, il m’a demandé qui j’étais, mon nom de code, et ce que je foutais tout seul, avec la milice qui se promenait dehors.

 

Jean s’interrompit pour reprendre son souffle. Il passa une main sur son visage, toujours aussi pâle, mais où la sueur se mêlait désormais aux traces de larmes. Lorsqu’il releva de nouveau la tête, les rayons de l’ampoule tressautante tombèrent sur lui, et la lumière se refléta brièvement sur ses joues humides. Pendant un instant, il sembla transfiguré.

 

-Quand il a su qu’il avait Lagardère sous le nez, et que par conséquent, le béret était celui de Cécile, il me l’a pratiquement arraché des mains, et il a regardé dedans. Le numéro de fréquence où on pouvait entendre les codes transmis depuis Londres, le jour et l’heure où elles allaient être diffusées pour la seconde fois, tout ça… c’était cousu à l’intérieur ! A tout petits points, minuscules comme des pétales de pâquerettes… Et avec du fil rouge, comme le béret. Impossible à voir si on n’y regarde pas de vraiment tout près, et encore moins si on ne sait pas que c’est là.

 

-Du Cécile tout craché… marmonna Henri, dont le raisonnement venait de rejoindre celui de Jean.

 

-Exactement, reprit celui-ci. Elle prévoyait toujours une porte de secours au cas où on se ferait choper.

 

-Et cette porte de secours, c’était son béret…, acheva Marceau, qui avait également compris.

 

Les trois hommes se regardèrent. Le vent de l’espérance sifflait à leurs oreilles. Tout n’était pas perdu, et Cécile n’était pas morte sans raison. Elle leur avait laissé un double héritage, à eux et à la France Libre.

 

-On sait ce qui nous reste à faire, alors, dit Henri. On va retrouver Aglaé.

 

-La morte a parlé…  ricana Jean, alias Lagardère dans la Résistance, en essuyant la dernière larme accrochée à ses cils.

 

Cécile.

 

L’ampoule grésilla encore un peu, plus fort que les fois précédentes, et s’éteignit définitivement, plongeant la cave dans l’obscurité complète.

 

Mais c’était trop tard, la lumière était faite.

 
( à suivre dans la 2e partie )

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