"Raoul et Aurélien, rencontre" (3e partie)

(Raoul et Aurélien, rencontre, suite)

Les avertissements nécéssaires à la lecture sont
ici.  

Le vicomte fut mis debout et traîné vers le centre de la pièce. Reportant toute son attention sur ce qui se passait autour de lui, il avisa sur la table, parmi tous les instruments plus ou moins tordus qui y étaient disposés, un stylet long et effilé, qui paraissait solide et adapté à fouiller les chairs. Il aurait le temps de voir plus tard à se procurer une arme plus sûre, mais en attendant, c’était exactement ce qu’il lui fallait !

S’arrachant d’un mouvement brusque aux quatre mains qui l’avaient crocheté aux épaules, et qui le poussaient vers la table de torture, Raoul saisit vivement le stylet, le coinça entre ses dents, et agrippant la table à deux mains, il la souleva et la projeta sur les deux geôliers les plus proches, qui n’eurent même pas le temps de crier.

-Ah, le salaud ! S’écria le troisième en dégainant, et en se précipitant sur lui.

Raoul évita l’attaque en se jetant de côté. Il ne pouvait se permettre de parer les coups de rapière de son adversaire avec son arme improvisée, qui n’était rien d’autre qu’un court et mince filet de fer face à une bonne et large lame d’acier.

Raoul, décidé à sortir coûte que coûte de ce piège, se courba, prêt à bondir. L’autre, l’épée haute, savait qu’il lui aurait suffit de se fendre d’un coup droit, simple et irrésistible, pour transpercer le jeune homme de part en part. Mais il hésitait… ! Celui là avait des airs de lion acculé, qui, n’ayant plus rien à perdre que son honneur, n’hésite pas à attaquer les chasseurs plus nombreux pour sauvegarder sa vie et celle de sa meute.

-Alors, tu te décides ? Gronda le vicomte, décidément pressé d’en découdre. Pourquoi hésites-tu ? Je n’ai aucune chance ! Et vu qu’apparemment ce n’est pas la loyauté qui vous étouffe ici…

Loyauté !

Raoul sursauta intérieurement. De la loyauté ? Où ça ? En regardant au plus profond de lui-même, dans l’état où il se trouvait à présent, il aurait été bien incapable d’en découvrir la moindre trace. Loyauté ! Mais était-ce loyauté envers l’humanité que de ne vouloir vivre que pour tuer ? De songer à se venger d’un sourire alors que des larmes coulaient silencieusement à vos pieds ?

« Sois loyal, Raoul ! Toujours ! Loyal avec les autres, mais aussi et surtout loyal avec toi-même. Sans loyauté, il n’y a pas d’honneur ! » Lui murmurait sa conscience.

Bragelonne aurait presque pu jurer voir se dessiner devant ses yeux l’image du comte, son père tant aimé, et du capitaine des mousquetaires, son mentor tant estimé. Athos et d’Artagnan, les deux hommes qui l’avaient élevé, le regardaient sévèrement et semblaient lui dire « Prends garde, vicomte ! En oubliant ce que nous t’avons appris, et que tu as accepté comme juste, c’est une partie de toi-même que tu oublies ! »

Raoul cligna des yeux, alors que l’autre s’avançait vers lui, espérant profiter de ce moment d’inattention pour l’occire sans douceur. Le jeune homme se redressa, pâle et frissonant. C’était donc cela, la honte ? Ce sentiment de brûlure qui vous prenait à la gorge, insupportable et étouffant ? Jamais encore il n’avait ressenti pareille sensation. Pour la première fois de sa vie, Raoul de Bragelonne avait honte de lui, honte de ses desseins violents et haineux, honte d’être, pendant un instant, devenu quelqu’un de mauvais !

Et cette honte, cette conscience d’avoir failli, cette volonté de rachat, c’était peut être un nouveau pas qu’il faisait vers la vie, vers l’expérience, vers l’âge adulte !

« L’humanité, c’est aussi commettre des erreurs… et s’en rendre compte ! »

Hérissé, palpitant, les yeux humides, Raoul faisait toujours face à son adversaire, son méchant stylet à la main, plein d’une force et d’une ardeur nouvelle. Oui, il sortirait d’ici. Oui, il châtierait Montagny ! Mais loyalement, l’épée à la main, et non le poignard ! Peut être pas ici, pas maintenant, un jour… Pas avant d’avoir délivré Aurélien, le petit prince, le petit ange blond qui attendait quelque part dans les cachots de ce lieu maudit.

Le reître en livrée brune attaqua de nouveau, cherchant le cœur. Il voulait tuer Raoul d’un seul coup, en finir vite. Tant qu’il n’était pas trépassé, le fauve blessé pouvait toujours vous bondir à la gorge dans un dernier sursaut d’énergie ! Et cet homme avait peur, peur de la flamme vengeresse qu’il avait lu dans les yeux du gentilhomme quelques instants plus tôt, et peur à présent, de cet éclat de force sereine, de mâle intrépidité. Il se jeta en avant, pensant que la meilleure défense était encore l’attaque.

Raoul se courba, évitant le coup de pointe terrible que lui porta l’homme, et alors que celui-ci passait, emporté par son élan, Bragelonne laissa tomber le stylet et le saisit à la gorge. Privé d’air, battant frénétiquement des bras, le reître se débattit un moment, avant de glisser au sol, évanoui. Le vicomte le tira près de ses deux compagnons déjà assommés, et les attacha ensemble, usant de l’importante masse de corde dont on s’était servi pour le lier lui-même, et qu’on avait abandonné dans un coin après l’avoir libéré.

Une fois cette besogne terminée, il alla ramasser la rapière que le garde avait lâché en tombant, l’examina et fit quelques mouvements de poignet avec pour s’assurer qu’il l’avait bien en main. Satisfait par cet examen-éclair, il se palpa et constata avec soulagement que si ses blessures étaient loin de s’être refermées, du moins était-il redevenu momentanément étanche. Le sang ne coulait plus, il avait retrouvé une partie de son énergie et de sa foi.

Feu sacré ravivé ?

A peine.

Tout juste un homme qui se reconnaissait. Et c’était déjà beaucoup.

Raoul, sans un regard pour ses ennemis défaits, ouvrit la porte de la salle de torture et se rua dans les couloirs. Il n’était pas certain de se souvenir exactement du chemin à suivre pour retrouver Aurélien, mais peu importait. Il était prêt à fouiller chaque cachot un par un s’il le fallait, mais il délivrerait cet enfant. Au fond, au delà même du devoir d’humanité que cela représentait, Raoul avait ce sentiment confus qu’il avait quelque chose à se faire pardonner vis-à-vis du gamin… Peut être bien de l’avoir oublié sitôt être sorti du cachot, qui sait ? Ce souvenir le fit rugir, et il accéléra encore le pas. Il allait si vite, que lorsqu’une porte s’ouvrit à sa gauche, il évita de très peu la collision. Faisant un bond en arrière afin de se ménager un espace de défense, il plissa les yeux, et laissa échapper un cri indéfinissable lorsque ses yeux rencontrèrent ceux du baron de Montagny. Comme promis à ses hommes, il s’était quelque peu rafraîchi : sa nudité moite avait fait place à un costume complet de cavalier. Plus de désir hypnotisant, mais une belle et solide épée, qui avait jaillit hors du fourreau dès qu’il eût aperçu Bragelonne.

-Ah ça, mignon, tu as donc réussi à ronger tes liens ?

-Avec les rats que vous m’aviez collé aux basques, cela n’a pas été bien difficile.

Tous les deux étaient tombés en garde, mais ne bougeaient pas. L’un affectait un scepticisme railleur face à son adversaire ensanglanté et à demi nu, l’autre s’efforçait de ne pas s’énerver.

« Plus aucun doute, pensait Raoul, il est bien le père d’Aurélien… Ils ont le même visage fin, le même regard couleur d’automne… Mais à la différence du petit prince, ce n’est pas l’innocence et la pureté bafouée qui éclatent ici. C’est la pauvreté d’âme, c’est l’égoïsme, c’est l’envie de faire mal, c’est la perversité. Cet homme suinte la folie furieuse de partout ! »

-Tout à l’heure, dans la chambre de mon fils, tu m’as promis de me tuer… Et je suis là, en face de toi, le fer à la main… Peut-être eusses-tu préféré me rencontrer dans un moment où nous aurions été aussi désarmés et nus l’un que l’autre ? Allons, je connais l’instinct humain… La violence est toujours plus jouissive et apaisante à l’état brut. Ici, tu vas devoir y mettre les formes, mignon, car je suis aussi bon gentilhomme que toi, et tout duel  a ses règles. Y trouveras-tu ton compte ?

Bragelonne eût un sourire livide, qui promettait davantage encore que sa lame. Pourtant, en deçà de son regard aquatique, il se sentait mal assuré. Montagny ne semblait pas contrarié le moins du monde, ni même surpris de le trouver là, libre et armé. Pas la plus petite trace d’étonnement face à cette conjoncture de leurs deux routes qui arrivait si bien à propos.  Et par-dessus tout, ce qui désarçonnait Raoul, c’était cette pénétration de ses pensées… ou plutôt de ce qui aurait pu ressembler à son état d’esprit il y a encore quelques minutes. Mais Bragelonne n’était pas homme à s’abandonner longtemps au désarroi, du moins plus maintenant. Décidé à agir et à avancer, le vicomte leva son épée.

-C’est vrai que je vous ai promis la mort. Et à tout prendre, que je vous embroche ou que je vous étrangle, le résultat sera le même… Aurélien vivra.

La rapière de Montagny toucha celle de Raoul, le combat s’engagea.

-Ainsi, c’est cela que tu veux, grogna le baron entre deux passes, tout ce qui t’intéresse, c’est ce petit trou ?

Raoul ne répondit que par un grondement furieux, poussant ses bottes avec plus d’ardeur encore. Il était meilleur escrimeur que Montagny, car plus expérimenté, plus entraîné, plus souple. Mais son adversaire avait l’avantage de la vigueur physique : il bondissait, alors que Raoul sentait ses blessures se rouvrir. Il se mordit les lèvres, tâchant d’oublier la morsure du sang brûlant qui lui coulait dans le dos, et se concentra sur le combat. Ni l’un ni l’autre ne prenait le dessus malgré la supériorité technique de Raoul, car le baron avait un autre atout : malgré ce qu’il avait pu dire, il méprisait les règles. Feintant et osant, il attaquait sans contrainte, et Raoul, malgré toute sa science, se sentait démuni, prisonnier presque. Prisonnier des codes, des conventions, des conseils et des théories qu’on lui avait enseignées pendant sa formation. Il découvrait avec stupeur qu’il les maîtrisait, mais qu’elles n’étaient pas siennes : ce n’étaient que des enchaînements déjà certifiés de succès. Mais de lui-même, rien ne venait vraiment ; il se battait sans vivre. Alors qu’en face, quelle chaleur !...

Bragelonne se sentait désemparé. Outre son sang, c’était sa froide résolution qui s’en allait goutte à goutte, mouvement par mouvement. Quoi, il ne possédait donc rien, pas même sa propre épée, puisqu’il était incapable de s’amuser avec ? Il n’osait pas, voilà ! Vicomte courageux, mais sans audace… A part ce voyage, qu’il avait entrepris quelques douze mois auparavant, il n’avait jamais rien osé, jamais rien tenté contre les limites de son existence. Et à présent, que lui restait-il ? Une nouvelle désolation, un nouveau vide mis à nu.

Dieu, combien de désillusions sur lui-même allait-il encore vivre avant que d’être sorti de ce château ?

Pour un peu, Raoul aurait rugit. Par colère, par défi à sa propre transparence, par caprice d’enfant qui se rebelle pour le plaisir de faire du bruit, il se mit à espadonner à l’instinct. Rejetant volontairement toute sagesse, il se mit à essayer. Ses coups perdaient en écriture académique, mais y gagnaient en vivacité. Moins élégant, il devenait plus dangereux, tant pour l’adversaire que pour lui-même. Sa force se teintait d’imprévisibilité : Montagny ne pouvait que plier et reculer. Mais Raoul, à avancer ainsi sans stratégie aucune, plus pâle à chaque pas, s’oubliait dans sa volonté d’exister. Sa quête de liberté devenait de l’imprudence, et son courage de l’aveuglement. C’était à peine s’il voyait encore le sourire faux de Montagny ; il faisait désormais plus attention au duel en lui-même qu’à son ennemi. Ce dernier, quand à lui, avait des sueurs froides : à force de reculer, il n’allait pas tarder à se trouver acculé au mur.

-Holà, mignon… Tu deviens féroce !

Son dos heurta une surface dure. C’était fini. Le vicomte, d’un battement violent à la limite de la faute, ouvrit la ligne et allongea le bras, se fendant à fond d’un coup droit, direct et impitoyable. Le baron tomba sur les genoux, la poitrine transpercée, un peu au dessous du cœur.

-Pas… encore ! Balbutia-t-il en glissant doucement à terre, une écume rosée au coin des lèvres.

Raoul laissa retomber son bras.

Il ne regardait même pas le corps sanglant qui gisait à ses pieds, trop occupé à fixer son âme.

Quoi ?

Fini ?

Et lui, qu’avait-il fait ?

Etait-ce lui, au moins, qui avait fait ?

Où s’était-il encore emporté, redoublant de folie quand il se rendait compte qu’il manquait de sagesse ? Etait-ce lui, Raoul de Bragelonne, qui avait agit en tant que pensée, en tant qu’adulte de vingt-sept ans ? Ou bien était-ce un pantin ridicule et glauque, sans cesse aux prises avec son immaturité et ses vieilles frustrations ?

«Ce pantin, c’est moi ! » gémissait Raoul, désespéré de vivre enfin un jour en accord avec lui-même. Mais à quoi donc lui avait servi cette année de méditation solitaire ? A peu de choses, s’il en jugeait par la fadeur cruelle de ses initiatives, et le peu de prise qu’il avait sur sa propre conscience.

Il se sentait prêt de pleurer, comme l’enfant qu’il était encore. Mais qu’était-ce donc, que cette volonté de perfection qui avait guidé ses pas jusque là ? Poussé par son modèle de père, qui quoiqu’on en dise avait tout de même mis la barre très haut… si haut qu’il n’y avait pas si longtemps que ça, Raoul avait superbement chu. Et encore avait-ce été en tentant d’accomplir la seule action de sa vie qui avait relevé uniquement de lui, sans le consentement de son père : l’amour. Il y avait tout perdu : l’équilibre et la foi, ou du moins ce qu’il prenait pour tel.

Aujourd’hui, qu’avait-il réussi à reconstruire ? Sa solitude et son manque de caractère.

Et Bragelonne, sans se dire qu’au contraire ses doutes et ses interrogations jaillissaient de sa propre profondeur et le légitimaient en tant qu’être humain à part entière, tourna les talons et se mit à errer à travers les souterrains, se détestant un peu plus à chaque pas.

Ah, pauvre Bragelonne ! Ah, petit bout d’homme sans repères ! Grand bébé, qui ne demandait qu’à apprendre l’humanité, et que l’on avait élevé comme un ange en oubliant qu’il n’avait pas d’ailes. Et aujourd’hui, pour apprendre à vivre sur terre c’était toute une histoire.

Sa rapière sanglante à la main, il marchait sans penser, traversant les couloirs, montant les escaliers, oubliant même de croiser les hommes d’armes du baron. Le château n’était pas aussi grand que sa capacité d’introspection : il finit par arriver à la grand porte. Il l’ouvrit, et fit trois pas dehors.

-Oh, soleil ! Laissa-t-il échapper malgré lui, ébloui par la lumière du jour.

Il cligna plusieurs fois des yeux, et frissonna en posant les mains sur ses hanches. Il avait froid. Baissant le nez, il se vit torse nu, rouge de sang, sale et puant, complètement dépouillé. Il ne pouvait se remettre en route ainsi ! Se retournant vers la demeure qu’il venait de quitter, il cessa enfin de pleurer sur lui-même pour se demander où il était et ce qu’il faisait là.

Le voyage ! La forêt ! La nuit ! L’attaque, la capture ! La torture, et… oh… Nom d’un chien…

-BON DIEU D’IMBECILE, MOI ! Hurla Raoul, horrifié par sa propre stupidité, et rebroussant chemin – au pas de course, cela va sans dire.

Il traversa de nouveau le château, en sens inverse, courant comme un dératé et ne pensant à rien, pas même à rester discret.

Il avait oublié Aurélien ! Encore une fois ! Encore une fois, il avait préféré la complainte à l’action, il avait délaissé la détresse des autres pour soulager la sienne ! Mais quel genre de monstre était-il, lui, de son côté, capable d’oublier un enfant martyr pour la jouissance de l’auto flagellation ? Et Raoul fonçait, manquant de trébucher à chaque pas, en s’abreuvant d’injures et de malédictions.

« Triple imbécile, double bœuf ! Je l’ai oublié, je l’ai laissé disparaître au fond de mon égoïsme ! Oui, égoïste ! Egoïste, égocentrique, parasite de ma propre existence ! Non, pas par là, c’est dans l’autre escalier ! Et tu cours, pauvre cruche, vide de tout si ce n’est de fragilité ! Oui voilà, j’avoue, je suis fragile ! Fragile ! Je veux aimer, je veux qu’on m’aime, je veux pleurer quand je suis triste,  rire quand je suis heureux, vivre sans contenance, jouir comme un sauvage ! Aurélien ! Aurélien, pardon ! A travers toi, c’est le monde que j’ai oublié ! Et toi, ô toi, petit prince silencieux, comment te dire tout ça ? Et qu’est-ce que je ferais de toi ? Je t’emmènerais, je t’embrasserais, je te rendrais le sourire ! Mais est-ce que je saurais seulement t’aimer ? Est-ce que je serais capable de te dire : “je te protègerais”, moi qui ne suis même pas fichu de me protéger de moi-même ? Stupide que je suis, dans mon immense inconsistance, je ramasse tous les défauts humains, les essaie sans distinction, parce que je brûle d’en trouver un qui m’aille ! Egoïste, fragile, jaloux par-dessus le marché ! Quelqu’un comme moi ne peux pas rendre les autres heureux, pas avant d’avoir réussi à trouver le bonheur en lui-même ! Aurélien, où es-tu ? Voudras-tu de moi, au moins ? Et qu’est-ce je raconte, d’abord ? Je monologue, assis sur le chantier de mon grand château en Espagne, spéculant sur ton avenir avec moi… Mais c’est à toi de choisir ! Oh, comme j’ai hâte, Aurélien ! D’ailleurs, j’arrive aux cachots, je continue à courir – mordieu, je vais le sentir passer quand je vais m’asseoir ! – je pousse les portes… Cela m’étonnerait que ton père ait fermé ta cellule à clé, tu es attaché… »

 

Et Raoul examinait les serrures, écoutait, appelait… dans l’espoir d’un indice, d’un signe, une respiration, un sanglot, n’importe quoi. Il jouait de bonheur : en effet, comme il l’imaginait, Montagny ne prenait jamais la peine de fermer le « cachot princier » à clé. Trop encombrant ! Bragelonne finit par pousser la bonne porte…

-Aurélien !

Raoul sentit ses genoux se mettre à trembler. Un soupir monta à sa gorge desséchée par l’angoisse, mais ce furent les larmes qui jaillirent les premières. Toute sa fébrilité s’en était allée dès lors qu’il avait reconnu la petite silhouette recroquevillée dans le fond du cachot, toujours attachée, toujours silencieuse.

Aussi immobile qu’un cadavre, aussi plein de promesses qu’un bourgeon.

Le vicomte fit quelques pas, les mains tendues, la tête perdue. L’enfant avait levé les yeux vers lui, sursautant comme au sortir d’un cauchemar, tout son être se gonflant malgré lui d’une bouffée d’espoir.

-Pardon, Aurélien, pardon… balbutiait Raoul, en s’approchant doucement.

Il s’arrêta, fit un mouvement pour s’agenouiller, mais le souvenir fulgurant du baron, nu, faisant ce geste avant lui, le paralysa. Non, pas encore, le cœur du petit ne le supporterait pas, et le sien non plus. Il ne voulait plus jamais se sentir proche de quelqu’un comme Montagny…

-Pardon… Je suis en retard, pardon…

Incapable de faire des phrases plus intelligibles, Bragelonne se plaça à côté de l’enfant, et s’assit enfin, en serrant les jambes très fort pour que ni Aurélien, ni lui-même, n’éprouve un sentiment de « déjà-vu ». Le vicomte n’était pas d’un naturel superstitieux, mais cette conjuration de la pensée par le geste lui parût indispensable. Les larmes roulaient tout de bon sur ses joues à présent, tandis qu’il tranchait les liens d’Aurélien du bout de sa lame. Sitôt que ses mains furent libres, il les prit délicatement, respectueusement en les siennes, et les pressa doucement, un peu effrayé. Elles étaient glacées et engourdies, toutes poisseuses de crasse et de sang séché.

-Je… J’ai mis beaucoup de temps, petit prince, j’avais des obstacles à franchir… deux mauvais génies à vaincre… D’ailleurs je ne suis pas sûr de m’en être vraiment débarrassé, ni pour l’un, ni pour l’autre… Mais je suis là, maintenant, c’est fini…
Raoul, sentant l’enfant extrêmement crispé, lui avait lâché les mains, et le regardait dans les yeux, tâchant de se calmer. Un exalté de plus ne l’aiderait en rien, aussi faible soit-il.

-Je vais t’ôter ce bâillon… Peux-tu pencher la tête, s’il te plaît ? murmura le jeune homme.

Il n’y avait nulle peur dans le regard noisette d’Aurélien, juste un étonnement prodigieux, mélange d’appréhension et de curiosité. C’est qu’à ce cœur meurtri, l’inconnu apparaissait bien plus beau que les certitudes, que tout ce qu’il avait connu jusque là. Depuis combien de temps n’avait-il pas pu frotter ses mains l’une contre l’autre, dans l’espoir de se réchauffer un peu ? Avait-il seulement déjà entendu d’autres sanglots que les siens ? Il regardait cet homme, pâle comme un matin d’hiver, frissonnant comme une jeune vierge, qui pleurait devant lui, en lui murmurant des mots tendres et décousus. Il le regardait, et il superposait cette image à celle du prisonnier, souffrant comme lui, blessé comme lui, qui lui promettait le soleil une heure auparavant. Oui, il avait tenu sa promesse, et Aurélien ne s’en sentait que plus perdu. C’était la première fois ! L’enfant se pencha en avant, et rentra instinctivement la tête dans les épaules lorsque les doigts frais de Raoul effleurèrent sa peau pour défaire le morceau de tissu qui l’empêchait de sourire depuis si longtemps.

Bragelonne opérait le plus doucement possible, terrifié à la seule idée de lui faire mal. Malgré lui, malgré l’indécence de la chose, il observait, il détaillait. Son séjour dans les ténèbres avait rendu la peau de l’enfant anormalement pâle, décolorée, transparente presque, criant la carence à elle seule. L’ange releva la tête, cherchant le regard de Raoul, qui sentit son cœur se fondre. Aurélien souriait comme on apprend à marcher, terriblement attendrissant avec sa timidité et ses dents de lait en moins.

Sale comme un joyau tombé dans la fange, couvert de poux, de puces et d’ordures, purulent, sanglant, lacéré de la tête aux pieds, il était la plus belle chose que Raoul eût jamais vue.

-Viens, petit prince… Nous allons quitter cet endroit, tu veux bien ?

Raoul se releva et tendit les mains à Aurélien, qui y glissa doucement les siennes. Le vicomte l’aida à se mettre debout, et sourit, d’un sourire aussi gêné et maladroit que celui de l’enfant.

-Nous allons sortir d’ici, Aurélien, dit Raoul sans même s’apercevoir qu’il se répétait, sortir très vite. Quoi qu’il arrive, qui que nous rencontrions, je suis là et je ne laisserais personne te faire de mal. Reste près de moi, d’accord ?

Aurélien hocha la tête, et Raoul eut un demi-sourire, avant d’entraîner l’enfant hors du cachot.

-On dirait que je ne suis pas prêt d’entendre ta voix, petit prince…

C’était vrai, Aurélien ne parlait pas… Il se contentait de regarder, et trottinait timidement aux côtés de Raoul, qui lui tenait toujours la main.

Le jeune homme s’engagea dans le couloir qui menait à l’escalier principal, et hésita sur la marche à suivre. Tirer Aurélien de cet enfer le plus vite possible, où prendre le temps de récupérer un minimum de vêtements ? Il jeta un coup d’œil au petit, et vit qu’il n’était pas beaucoup plus habillé que lui. Le lancer ainsi sur la route de la liberté n’était pas envisageable, même pour un grand naïf comme Bragelonne. Il sourit, et entraîna l’enfant vers l’aile qu’il supposait être celle des appartements habités. Pourvu qu’ils ne croisent personne en route, et ils pourraient peut être s’y arranger un peu.

Entre deux couloirs, Raoul soupira. Il savait mieux que personne que ce n’était souvent qu’après avoir perdu les choses qu’on se rendait compte de leur valeur. Lui qui la veille encore pensait ne rien posséder, songeait à présent à retrouver son trésor. Eh quoi, que lui avait-on pris, pourtant ? Rien que ses vêtements, et un simple pendentif d’or bruni ; c'est-à-dire son permis de circulation sur terre, et la seule preuve qu’il eût d’avoir un jour bel et bien été mis au monde par quelqu’un (1).

Pour un homme qui avait bien du mal à se reconnaître lui même, c’était beaucoup.

Les deux éclopés de la vie ne virent pas la lumière en haut de l’escalier, mais tombèrent sur une série de portes ouvragées qui s’alignaient le long d’un couloir blanc. Raoul sourit. C’était autrement moins gothique que le dédale de souterrains et de lourds panneaux cloutés qu’ils venaient de quitter.

-Aurélien… Sais-tu ce qu’il y a ici, derrière ces portes ? Murmura Bragelonne en se penchant vers l’enfant.

Ce dernier hocha doucement la tête, les yeux fixés sur la main de Raoul enveloppant la sienne. Le jeune homme essaya de sourire, et continua :

-Sais-tu si nous pourrions trouver de quoi nous vêtir un peu, dans ces chambres ?

Aurélien cligna des yeux. Sa bouche ne s’ouvrait toujours pas.

-Nous allons chercher, alors, conclut simplement Raoul, qui était décidé à ne contraindre l’enfant en rien.

Il se redressa et commença à inspecter les serrures. Aucune porte n’était fermée à clé, et le vicomte put visiter chacune des chambres. Rien, une allée de déserts. Toutes les pièces semblaient la reproduction d’un même tableau : des murs tendus de drap noir, des meubles poussés dans les coins, des fenêtres condamnées. On ne distinguait même plus l’atmosphère de la poussière. Leur seule surprise fut d’ouvrir la dernière porte. Là, les couleurs ne semblaient point avoir déserté, et la pièce semblait encore habitée. D’ailleurs, le lit était ouvert, et le désordre des draps disait clairement que son occupant habituel ne devait pas être loin. Raoul voulu faire quelques pas dans cette chambre de vivant, mais s’arrêta lorsqu’il sentit la main du petit se crisper dans la sienne. Surpris, il se pencha vers lui, et chercha son regard.

Les yeux d’Aurélien étaient gelés. Raoul eût l’impression de contempler deux lacs en plein hiver. Il essaya de murmurer quelques mots, mais le sentiment d’impuissance qui venait de le prendre à la gorge l’empêcha d’émettre autre chose qu’un soupir. Evidemment, ils étaient sans doute ici dans la chambre de Montagny, le seigneur du château… Et ce lieu, que pouvait-il évoquer à l’enfant, sinon la douleur d’un passé sans soleil et le poison des assauts paternels ?

-Aurélien… Tout cela est fini, bel et bien fini. Je… J’aimerais tellement te consoler, petit prince. C’est sans doute impossible, ou prématuré, ou… Mais je t’en prie, crois-moi : je ne laisserais plus jamais personne te faire de mal, d’accord ?

Raoul se sentait bête. Bête et inutile. Que pouvait-il donc, face à tant de détresse ? Il n’était même pas sûr de pouvoir imaginer seulement le quart de ce que pouvait ressentir le garçon. 

( ici s'achève le texte rédigé. à suivre donc, mais seulement si je le termine un jour ^^;;; ) 
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :