[nouvelle historique] "Cécile" (2e partie)

( Cécile, suite )

 

C’était Jean qui avait été chargé de la partie pratique de cette mission, à savoir : suivre les instructions d’Henri et aller récupérer la fillette détentrice de leurs espoirs là où elle avait été emmenée.

 

Il avait sa casquette de livreur enfoncée sur le crâne et roulait nerveusement sur sa bicyclette de fille, celle avec le porte-bagage et la sonnette claire. Filant à travers les rues de la ville endormie, en essayant d’éviter les flaques de lumière que jetaient les fenêtres encore allumées sur les pavés, le jeune homme songeait. Qu’allait-il lui dire, à cette petite orpheline de trois heures ? Qu’il avait bien connu sa mère ? Qu’il était désolé ? Qu’il avait pleuré pour elle ?

 

Qu’il s’occuperait d’elle, désormais ? Qu’il remplacerait celle qui s’était trouvée sous sa fameuse relique rouge ?

 

« Arrête, Jean, arrête. » se murmura-t-il à lui-même, en colère.

 

Il avait toujours été comme ça. Il exagérait, il se prenait pour ce qu’il n’était pas forcément, il s’arrêtait souvent pour rêver… et au final, c’était le monde qui avançait plus vite que lui. Aglaé ne le connaissait pas, ne l’avait jamais vu, et lui allait venir la bousculer au milieu de son chagrin pour lui réclamer de sacrifier son dernier souvenir à une promesse de Liberté.

Car cette promesse était désormais la dernière chose que pouvait donner la France au monde.

On lui avait pris tout le reste, même son honneur.

 

Et il allait devoir expliquer tout ça à une petite fille de douze ans.

 

Tellement stérile, tellement inutile.

 

Jean donna un coup de pédale rageur en pénétrant dans la rue des Chasses-Marées. D’après Henri, c’était là que se trouvait l’hôpital religieux auquel on avait confié la fille de Cécile.

 

Il explora la place d’un seul regard, et repéra rapidement la grande bâtisse grise et nue. Jean s’approcha, et vit une plaque en ferraille, passablement rouillée, accrochée à la porte.

 

« Hôpital de la Charité.

Petites Sœurs Bénédictines de Lewarde »

 

Comme un bel œillet à une boutonnière défraîchie.

 

Il chercha des yeux un coin d’ombre où disparaître si jamais une patrouille pointait son nez, pria pour que personne ne guette ce qui se passait dans la rue à cette heure de la nuit, et s’approcha des fenêtres les plus basses.

Il n’y avait pas de lumière, mais pas de rideaux non plus.

Jean descendit de son vélo, le dissimula dans une impasse sans faire grincer la chaîne une seule fois, et retourna examiner ce qui se passait derrière le carreau. On distinguait une grande pièce, aux murs nus, le long desquels étaient alignés une vingtaine de lits de fortune, tous occupés. Il savait bien qu’au rez-de-chaussée, c’étaient les blessés graves et les plus vieux que l’on gardait, afin de les tenir prêts à gagner la cave plus vite en cas de bombardements.  Jean leva les yeux. Aglaé devait se trouver plus haut.

 

Jeune, il se pensait capable de grimper facilement à la gouttière et d’arriver ainsi en moins de deux au premier étage.

Réaliste, il savait bien que ce genre de prouesses, ça n’était possible que dans les romans, et qu’il ferait mieux de trouver une technique moins casse-gueule pour arriver jusqu’à la dame de ses pensées.

Preux chevalier désarmé, il retourna dans la voyette où il avait garé son destrier. Comme il s’en était douté au premier abord, elle faisait juste l’angle de l’hôpital, et cette tâche brune qu’il apercevait au milieu des briques devait être la porte de service qui servait à faire rentrer les vivres aux cuisines, ou quelque chose comme ça.

C’était la nuit, c’était la guerre, elle ne pouvait qu’être fermée à clé. Jean s’accroupit près de sa bicyclette, et sourit dans la nuit. D’accord, ce qu’il allait faire était encore pire que de grimper à la gouttière sur le plan romanesque.

 

Doucement, méthodiquement, il s’appliqua à arracher un rayon à sa roue avant. Ce ne fut pas bien difficile. Cet antique véhicule avait appartenu à sa mère ; le temps et le nombre de coups de pieds rageurs que Jean avait donné dedans, furieux du ridicule que jetait sur lui cette monture démodée, avaient fait leur œuvre. Quelques minutes plus tard, il était penché sur la porte arrière d’un hôpital de charité, à faire jouer une tige de métal tordue dans la serrure. Le déclic se fit rapidement, et Jean se retint de pousser un cri de victoire. Lagardère avait battu Arsène Lupin.

Le double héros populaire ouvrit la porte et pénétra à l’intérieur. Il faisait encore plus sombre que dans la ruelle. Doucement, sans faire de bruit, il rentra son vélo, afin de ne pas laisser de traces au cas sur le chemin des Boches, et referma le lourd battant de bois. A tâtons, il gagna le corridor, puis dénicha l’escalier. Degré par degré, prenant ses appuis aux extrémités des marches afin de ne pas les faire grincer, il arriva à l’étage.

 Il progressait lentement et silencieusement, mais sûrement. Chaque pas le rapprochait d’Aglaé et de la série de chiffres tant convoitée.

 

Bientôt, ses yeux s’étant habitués à l’obscurité, il trouva les portes des chambres situées de ce côté-ci du mur. Collant son oreille aux panneaux de bois, il écoutait. Pour entendre quoi ? Lui-même n’en avait qu’une idée confuse. Une respiration plus légère que les autres ? Des soupirs, des sanglots ? Le froissement d’un béret de laine que l’on serre contre son cœur ?

 

« Tu es stupide, Jean. » se dit-il encore une fois.

 

Se décidant au recours ultime, il sortit son mouchoir de sa poche et, l’enroulant autour de la clenche de la première porte pour ne pas la faire crisser, il l’ouvrit tout doucement. Il ne lui fallu qu’un coup d’œil pour voir que les occupants de cette chambre là n’étaient pas Aglaé. Il répéta l’opération plusieurs fois, mais ce ne fut qu’à la 4e porte qu’il sentit enfin son cœur avoir le frémissement tant attendu.

 

Troisième lit en fer forgé en partant de la porte, celui qui se trouvait juste à côté de la fenêtre sans volets. Les couvertures n’étaient même pas défaites. Assise sur le rebord, très raide, elle lui tournait le dos. Petite silhouette sombre, dont le contour se découpait au caprice d’un rayon de lune, prostrée et immobile. Elle ne tremblait même pas.

 

Jean se sentit tellement heureux de l’avoir trouvée qu’il s’élança dans la chambre, oubliant toute discrétion. Le battant de porte rejeté alla cogner contre le mur, le parquet gémit affreusement sous le bond du jeune homme, et l’objet de sa mission se retourna en poussant un petit cri de frayeur.

 

« Mais quel c… »

 

Jean, stoppé dans son élan, s’empressa de mettre un doigt sur sa bouche pour recommander le silence à Aglaé, et de sourire, pour la rassurer. La petite fille s’était levée et le fixait avec de grands yeux effarés. Il s’avança doucement, levant les bras en signe de paix. Elle frissonna, mais ne recula pas.

Lorsqu’il ne fut plus qu’un à un mètre d’elle, il s’arrêta, et s’assit par terre. Quand il avait l’âge d’Aglaé, ça l’aurait rassuré de se trouver plus haut qu’un adulte qui s’apprêterait à lui dire quelque chose de douloureux.

 

-Salut, Aglaé, dit-il à voix basse, et en penchant la tête de côté.

 

-Qui êtes-vous ? couina-t-elle, un peu trop fort au goût de la discrétion de mise.

 

-Je m’appelle Jean… Et… J’étais un ami de ta maman. Non, chut, ne parle pas… Ecoute-moi bien, c’est très important… Je… Ce que je vais te dire va sans doute te faire très mal à l’intérieur de toi, tu vas beaucoup m’en vouloir… Mais j’ai absolument besoin que tu me comprennes et que tu me répondes… D’accord, Aglaé ?

 

La petite fille hocha la tête, pleine d’appréhension. Elle allait avoir mal à l’intérieur d’elle-même ? Mal… mal… Mais elle avait déjà mal ! Etait-ce donc possible de griffer son cœur encore plus ? Elle raffermit sa prise sur le béret de sa mère, qu’on lui avait donné avant de l’amener ici, et qu’elle n’avait pas lâché de toute la journée. Trempé de larmes et affreusement déformé, ce Jean ne cessait cependant de lui jeter des coups d’œil furtifs. Aglaé n’en fut que plus méfiante.

 

De son côté, Jean ne savait trop comment commencer. Y aller franco ? Et risquer de bousiller la couverture et la sécurité de tout le réseau si jamais Aglaé parlait ensuite ? La petite était morte de peur, cela se voyait comme le nez au milieu de la figure. C’était compréhensible, bien sûr, et même normal… Mais Jean ne pouvait s’empêcher quelque part d’en être mal à l’aise. Il cligna des yeux, et se fustigea une nouvelle fois intérieurement. Qu’avait encore espéré son imagination de rêveur débridé ? De chevalier désarmé ? Qu’Aglaé se montrerait prête à le suivre dès le départ ? Qu’elle ferait face courageusement ? Qu’elle se tiendrait droite et fière, comme sa mère ?

 

-Aglaé… Sais-tu ce que c’est que l’honneur ?

 

Les yeux de la fillette semblèrent s’agrandir sous la surprise… L’honneur ? Mais… oui, voyons, l’honneur… Tu as déjà entendu ça quelque part, non ? L’honneur… Oui… Pourtant…

 

-Je ne me suis jamais posé la question… avoua-t-elle dans un souffle.

 

Jean sourit.

 

-L’honneur est une notion abstraite et compliquée… En théorie, un truc d’adulte, probablement… Mais en pratique… C’est quelque chose de magnifique. Une des plus belles valeurs du monde. Aglaé, si je voulais t’expliquer l’honneur… Je te dirais simplement ceci.

 

Le jeune homme se redressa, et s’avança légèrement, jusqu’à pouvoir poser sa main sur le cœur de l’orpheline. Sur le béret rouge.

 

-Ta maman était une incarnation de l’honneur. Mais son honneur à elle… C’était toi. Toi et… ça.

 

Aglaé baissa le nez, et vit la main de Jean toujours posé sur le couvre-chef de Cécile. Ca ? Son chapeau rouge ? Mais…

 

-Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle, perdue.

 

-Ce que je veux dire… C’est que tout ce qu’elle possédait, dans son cœur et pour ce en quoi elle croyait… Elle te l’a laissé à toi, et dans son béret. Tu veux bien que je le regarde un peu et que je te montre ?

 

Aglaé hocha la tête, complètement captivée par cette voix… Cette voix qui lui parlait de sa mère. Elle se détendit un peu, et timidement, tendit le béret à Jean. Il n’avait fait aucun mouvement pour le prendre par lui-même, préférant attendre que l’enfant fasse le premier pas.

 

-Merci, murmura-t-il en recevant ce gage de confiance, et en essayant de contenir sa joie d’avoir réussi.

 

Il défroissa le galurin, le retourna, et l’approcha de la fenêtre, par où filtrait la lumière de la lune. Concentré sur l’objet, il ne se rendit pas immédiatement compte qu’Aglaé s’était approchée et penchée derrière lui. Aussi sursauta t-il quand elle posa ses mains sur son épaule pour s’assurer un appui, dans tous les sens du terme. Il sourit de nouveau, hocha la tête, et commença à faire courir minutieusement ses doigts sur le rebord ourlé du béret rouge.

 

L’exploration dura de longues minutes. Jean, patient comme un chasseur et minutieux comme une brodeuse, plissait les yeux et pinçait les lèvres. Une dizaine de malheureux chiffres, de quelques millimètres de diamètre chacun, invisibles et indétectables pour les yeux et les doigts séparément. Il était le seul à savoir ce qu’il cherchait.

 

Mais ce fut Aglaé qui retrouva l’honneur de sa mère.

 

-0… 4… 0… 4… 4… 2… 0… 0… 3… 5…

 

Jean faillit en lâcher le béret.

 

-Tu les vois ? s’exclama t-il beaucoup trop haut, avant de se fermer lui-même la bouche avec la main.

 

-Brodés en rouge, sur fond rouge, avec une grosse tâche de sang rouge dessus…

 

Aglaé, qui s’appuyait toujours sur son épaule, leva sa petite main et montra au jeune homme les codes gravés au précipice de la prévoyance et du courage d’une maman partie trop tôt. Jean les relut à voix basse, pour bien s’assurer qu’il ne rêvait pas. L’hébétude ne dura d’ailleurs que quelques secondes. Ivre de joie, le héros de roman attrapa sa belle par le cou et la serra très fort contre lui.

 

-On est sauvés, Aglaé, merci… Fille de Cécile, je crois bien que si tu avais seulement une demi-douzaine d’années de plus, je te demanderais en mariage sur-le-champ.

 

La petite fille rougit dans les bras de son soupirant manqué, et comme toutes les femmes, elle préférait changer de sujet lorsqu’on lui faisait une déclaration embarrassante.

 

-L’honneur de ma mère, c’était donc seulement des numéros ?

 

-Oui, mais quels numéros ! répondit Jean en la relâchant et en la regardant droit dans les yeux. Aglaé, dis-moi… Veux-tu que je te raconte une histoire ?

 

-Une histoire de quoi ?

 

-Une histoire de l’Histoire… Il était une fois la guerre. Les gentils avaient trop de méchants parmi eux, et les méchants avaient tué ou enfermés tous leurs propres gentils… Mais parmi tous ces personnages un peu perdus, il y avait quelqu’un, une femme, qui avait choisi de rester fidèle à elle-même et à son devoir, et de ne pas courber l’échine. Elle se battit pour les gentils de tous les pays. Elle mourut pour eux, en leur laissant l’espoir et son exemple. Cécile… C’était son nom.

 

FIN

Emmanuelle Brioul, Juillet/Août 2006.

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